L'équipe CLLE-ERSSàB accueille dans son séminaire de linguistique 2013-2014 le jeudi 21 novembre 2013 de 14h à 17h  (amphi Renouard)

 

Philippe Grangé, de l'Université de La Rochelle, qui proposera deux exposés:

 

1er exposé (14h-15h):

 

La famille des langues austronésiennes : 1200 langues et deux océans

 

Résumé:

Les langues austronésiennes constituent la 3ème famille de langues par le nombre de locuteurs (après les familles indo-européenne et sino-tibétaine). Les langues austronésiennes sont dispersées sur une aire immense, couvrant l’Océan Indien et l’Océan Pacifique, de Madagascar à l’Île de Pâques, en passant par l’Asie du Sud-Est insulaire (Indonésie, Malaisie) et la Mer de Chine méridionale (Philippines, Taiwan)

Nous évoquerons brièvement les hypothèses historiques sur le peuplement austronésien, puis nous donnerons un aperçu des principales caractéristiques de ces langues, et particulier la syntaxe.

En guise de transition avec l’exposé suivant, nous aborderons le thème de la réitération (répétition totale ou partielle d’un lexème), exprimant l’intensité ou le pluriel, en prenant des exemples en malais-indonésien, la langue austronésienne qui compte le plus de locuteurs (250 millions).

 

A titre d'introduction à cet exposé, on aura intérêt à lire les deux références suivantes:

 

CREISSELS, Denis (2007). – « Remarks on split intransitivity » Communication présentée au septième Colloque de Syntaxe et Sémantique, Paris; http://www.ddl.ish-lyon.cnrs.fr/fulltext/Creissels/Creissels_2007c.pdf

ZEITUN, Elizabeth (2004) “Les langues austronésiennes: situation géo-linguistique”, Faits de langue n° 23-24 “Les langues austronésiennes”, pp. 11-21.

 

2ème exposé (15h30-17h):

Voir le monde comme une dualité : exemples en langues et littératures des Petites Iles de la Sonde


Résumé:

Parmi les langues austronésiennes, celles des Petites Iles de la Sonde Orientale (Indonésie de l’Est, au nord de l’Australie) sont à la charnière entre les langues Malayo-Polynésiennes Occidentales (malais, indonésien, pilipino, malgache…) et les langues océaniennes (en Mélanésie, Micronésie, Polynésie)

Dans la plupart des langues et cultures des Petites Iles de la Sonde Orientale, la dualité est un concept omniprésent, des mythes des origines jusqu’à la musique. Nous présenterons quelques illustrations de ce concept en syntaxe et en littérature.

En lamaholot, un phénomène remarquable affecte les verbes intransitifs, l’intransitivité duale. Michailovsky (1997) la définit ainsi : « Par “intransitivité duale” (angl. split intransitivity) on désigne un système actanciel dans lequel les verbes ou les propositions monoactancielles se divisent en deux catégories. Dans l’une de ces catégories l’actant unique est traité plutôt comme un patient et dans l’autre plutôt comme un agent. »

L’intransitivité duale en lamaholot se manifeste sous la forme d’un éventuel accord avec le sujet. Cette marque d’accord, suffixée au verbe, est identique à la marque de fonction objet sur un nominal. Ainsi, si A représente l’agent d’une structure transitive, O le patient, et S le sujet grammatical d’une structure intransitive, on constate que S peut être non marqué (comme A), ou bien marqué (comme O) au moyen d’un suffixe verbal. Il ne s’agit pas d’un système ergatif, où S serait obligatoirement marqué comme O ; l’intransitivité duale, par la possibilité de marquer ou de ne pas marquer S, offre une palette sémantique d’une grande richesse.

Prenons un exemple fictif. Soit -3sg une marque d’accord, le locuteur aurait le choix entre les énoncés « il rit » et « il rit-3sg ». La différence de sens n’est pas anodine : « il rit-3sg » indique un rire incontrôlable, un fou rire, où le rieur est en quelque sorte le patient d’une émotion impossible à maîtriser.

Le lamaholot a développé un système d’intransitivité duale particulièrement original ; la ligne de partage sémantique (semantic alignment) est tracée par les critères “± contrôle (par le sujet)”, “± affecté par le procès”, mais aussi “± en déplacement”, “± en mouvement”, et même l’aspect “± accompli”. Comme l’on peut s’y attendre, certains verbes intransitifs sont toujours marqués, parce que le sujet grammatical joue à l’évidence le rôle d’un patient plutôt que d’un agent : sentiments, fonctions biologiques, proprioception. En somme, marquer un S comme un O signale que le référent du sujet n’est pas maître du procès.

La littérature orale témoigne également de l’importance de la dualité. Fox (1988:26) a remarqué que “Many of the cultures of eastern Indonesia are noted for their thoroughgoing systems of complementary dual classification.” Dans les poèmes et textes sacrés des Lamaholot, les vers sont constellés de compositions parallèles et parallélismes sémantiques. La composition parallèle orne les vers de para-synonymes successifs, comme “hâter presser”, “domaine territoire”, “courageux téméraire”… On n’entend guère de rimes phonétiques, mais en contrepartie ces “rimes sémantiques” rythment la déclamation. Outre les paires para-synonymiques, on trouve des lexèmes antonymes au sens complémentaire, comme “soleil lune”, “champs village”, “affamé assoiffé”, “petit grand”, “donne reçoit”.

Le parallélisme sémantique apparaît à une échelle plus large : des vers successifs se font écho, où le second vers reformule le premier. Dans un tel distique, chaque vers suit la même structure syntaxique et rythmique. Enfin, les poètes virtuoses alignent verticalement des compositions parallèles, c’est-à-dire qu’un mot du premier vers d’un distique sera le para-synonyme ou l’antonyme d’un mot du second vers, en même position. On parvient ainsi à des systèmes “carrés”, où le parallélisme est à la fois horizontal (entre mots successifs) et vertical (mots à la même place dans deux vers successifs). L’esthétique repose sur la dualité, dualité qui imprègne la syntaxe.

Bibliographie

CREISSELS, Denis (2007). – « Remarks on split intransitivity » Communication présentée au septième Colloque de Syntaxe et Sémantique, Paris; http://www.ddl.ish-lyon.cnrs.fr/fulltext/Creissels/Creissels_2007c.pdf

DIXON, R.M.W. (1994). – Ergativity. Melbourne: Cambridge University Press. 271 p.

FABB, Nigel (2002) Language and Literary Structure: The Linguistic Analysis of Form in Verse and Narrative, Cambridge: Cambridge University Press.

FOX, James J. (1988) To speak in pairs - Essays on the ritual languages of Eastern Indonesia, Cambridge: Cambridge University Press.

FOX, James J. (2005) “Ritual languages, special registers and speech decorum in Austronesian languages”. In The Austronesian languages of Asia and Madagascar (Eds. ADELAAR, A. & HIMMELMANN, N. P.) New York: Routledge, pp. 87-109.

HOLTON, Gary (2007). – « The rise and fall of semantic alignment in North Halmahera, Indonesia ». in The Typology of Semantic Alignment Systems, sous la direction de Søren WICHMANN et Mark DONOHUE, pp. Oxford: Oxford University Press   http://www.uaf.edu/alor/docs/holton-2008-semantic_alignment.pdf

KLAMER, Marian (2006). – « Split S in the Indonesian Area : Forms, Semantics, Geography » Communication présentée à The Tenth International Conference on Austronesian Linguistics (10-ICAL), Puerto Princesa City, Palawan, the Philippines; pp. 21. http://www.sil.org/asia/Philippines/ical/papers/Klamer-Split%20S_Indonesian%20Area.PDF

MICHAILOVSKY, Boyd (1997). – « Catégories verbales et intransitivité duale en limbu ». in Studi italiani di linguistica teorica e applicata 2, volume XXVI pp. 307-325 http://lacito.vjf.cnrs.fr/actances/pdf/Michailovsky07.pdf

RAPPOPORT, Dana (2010) “L'énigme des duos alternés à Flores et Solor (Lamaholot, Indonésie)”, Archipel, (79)

WICHMANN, Søren (2008) “The study of semantic alignment: retrospect and state of the art”. In The Typology of Semantic Alignment (Eds. Donohue, M. & Wichmann, S.) Oxford: Oxford University Press

ZEITUN, Elizabeth (2004) “Les langues austronésiennes: situation géo-linguistique”, Faits de langue n° 23-24 “Les langues austronésiennes”, pp. 11-21.